Chapitre 9
— Alors, s’impatienta Richard, qu’a-t-il dit ? Qui sont ces femmes ? Le regard toujours fixe, Kahlan parvint à souffler :
— Les Sœurs de la Lumière…
— Et alors ?
— Alors ? Je ne sais pas grand-chose à leur sujet. Comme tout le monde, en fait… Mais nous devrions partir. (Kahlan agrippa à deux mains le bras de Richard.) Je t’en prie, filons d’ici. Tout de suite !
— Remercie l’Homme Oiseau d’être venu nous prévenir, dit le Sourcier. Ajoute que nous allons nous occuper de tout ça.
Après le départ de l’Ancien et de ses hommes, les deux jeunes gens annoncèrent à Savidlin qu’ils iraient seuls. Richard tira sa compagne par le bras jusqu’à l’angle d’une maison, la poussa doucement contre un mur et la prit par les épaules.
— D’accord, tu ne sais pas grand-chose de ces femmes, mais je ne goberai pas que tu ignores tout d’elles. Inutile de lire dans les esprits pour voir que tu détiens des informations… et que tu meurs de peur.
— Elles ont un rapport avec les sorciers. Ceux qui ont le don…
— Que veux-tu dire ?
— Un jour, alors que je voyageais avec Giller, nous avons eu une conversation au sujet de la vie en général et de nos rêves… Tu vois le genre ? Giller avait appris à être un sorcier, mais il ne possédait pas le don. Sa plus grande ambition étant de faire partie de cette confrérie, Zedd lui avait enseigné ce qu’il fallait savoir. Mais à cause de la Toile de Sorcier que son mentor avait laissée dans les Contrées du Milieu en les quittant, Giller ne se souvenait plus de l’existence de son professeur. Tout le monde avait oublié jusqu’à son nom.
» Ce soir-là, je lui ai demandé s’il aurait aimé avoir plus que la vocation. Détenir le don, si tu préfères… Souriant, il y a réfléchi quelques instants, perdu dans ses pensées. Puis son sourire s’est effacé, il a blêmi et m’a répondu qu’il aurait à aucun prix voulu avoir le don.
» J’étais surprise par sa panique. Les sorciers n’ont pas souvent ce genre de réaction à cause d’une simple question. Bien sûr, je lui ai demandé pourquoi il m’avait répondu ainsi. Parce que, a-t-il lâché, s’il avait eu le don, il aurait dû affronter les Sœurs de la Lumière. J’ai tenté de savoir qui elles étaient, mais il a refusé de m’en dire plus. Selon lui, prononcer leur nom à voix haute était déjà dangereux. Il est resté campé sur ses positions, et je me souviens encore de son expression terrifiée…
— Sais-tu au moins d’où elles viennent ?
— J’ai arpenté les Contrées du Milieu toute ma vie. Nul ne m’a jamais dit les avoir vues. Et pourtant, j’ai souvent posé la question.
Richard la lâcha, plaqua un poing sur sa hanche, et, de l’autre main, se pinça la lèvre supérieure en réfléchissant. Puis il croisa les bras et se détourna de Kahlan.
— Voilà qu’on recommence à parler du don ! Je croyais que nous en avions fini avec cette absurdité ! Bon sang, je n’ai pas ce fichu don !
— Richard, je t’en prie, partons d’ici ! Si un sorcier avait peur des Sœurs de la Lumière… Il vaudrait mieux filer !
— Et si elles nous poursuivent ? Imagine qu’elles nous rattrapent au moment où une migraine me met sur le flanc ? Quand je serai sans défense…
— Richard, ces femmes effrayaient un sorcier ! Nous sommes peut-être déjà sans défense…
— Le Sourcier ne craint personne. Hélas, il a ses faiblesses… Mieux vaut les rencontrer selon mes conditions, pas les leurs. Quant au don, j’en ai trop entendu parler ! Compris ?
— Compris… Admettons que le Sourcier et la Mère Inquisitrice ne sont pas sans défense.
— De toute façon, la Mère Inquisitrice ne vient pas avec moi !
— Tu as une corde ?
— Pour quoi faire ?
— Sans m’attacher, tu auras un mal de chien à m’empêcher de t’accompagner.
— Kahlan, pas question que je…
— N’espère pas pouvoir rencontrer une femme qui te plairait plus que moi… sans que je sois là pour lui flanquer une baffe !
Richard la foudroya du regard, agacé, puis se pencha et l’embrassa.
— D’accord… Mais évitons de nous relancer dans une « aventure ».
— Nous allons leur dire que tu n’as pas le don et les renvoyer chez elles. Puis tu auras droit à un baiser digne de ce nom !
Le ciel s’obscurcissait déjà quand ils atteignirent la maison des esprits. Trois chevaux étaient attachés près de l’entrée, leurs selles à haut pommeau et troussequin différentes de toutes celles que Kahlan ait pu voir.
Les deux jeunes gens s’immobilisèrent devant l’entrée, leur souffle formant un nuage de vapeur dans l’air mordant. Ils se sourirent et se prirent la main un bref instant. Après avoir vérifié que l’Épée de Vérité n’était pas coincée dans son fourreau, le Sourcier ouvrit la porte. Comme sa mère le lui avait appris, Kahlan adopta ce qu’elle appelait son masque d’Inquisitrice.
Un petit feu de cheminée et deux torches, fixées dans des supports de chaque côté de l’âtre, éclairaient la maison des esprits. Les sacs des jeunes gens étaient toujours dans un coin. Comme d’habitude, pour que les esprits des ancêtres se sentent à leur aise, des bâtonnets d’encens diffusaient une douce odeur de balsamine qui se mêlait au parfum de poix caractéristique des lieux. Sur leur étagère, les crânes des ancêtres brillaient à la lumière du feu. Grâce au toit en tuiles qu’avait construit Richard, le sol en terre battue était parfaitement sec.
Les trois femmes s’étaient campées au centre de la pièce sans fenêtre. Les capuches de leurs longs manteaux de laine marron étant relevées, on apercevait à peine leurs visages. Vêtues à l’identique, elles portaient des jupes d’équitation sombres et des chemisiers blancs sans ornement.
Elles abaissèrent ensemble leurs capuchons. Celle du milieu, un rien plus grande que les autres – mais pas plus que Kahlan – avait des cheveux bruns bouclés. Ceux de sa compagne de droite, noirs et raides, lui tombaient sur les épaules. La dernière, franchement frisée, avait les tempes grisonnantes. Toutes gardaient les mains jointes devant elles, comme si elles se sentaient très détendues.
Leur seul signe extérieur de décontraction ! Leurs visages mûrs rappelèrent à Kahlan celui de la gouvernante de sa demeure, en Aydindril, une solide matrone qui terrorisait littéralement les domestiques. Le genre d’autorité, pensa la jeune femme, qui tend à devenir une seconde nature. Jetant un nouveau coup d’œil à leurs mains pour voir si elles étaient vides, l’Inquisitrice pensa qu’elles semblaient faites pour tenir et manier une cravache…
— Vous êtes les parents de Richard ? demanda abruptement la Sœur de la Lumière du milieu.
Sa voix était moins dure que Kahlan l’aurait cru, mais à l’évidence accoutumée à donner des ordres.
Richard foudroya les trois femmes du regard, comme si cela avait pu suffire à les faire reculer d’un pas. Avant de répondre, il attendit qu’elles aient dû ciller.
— Non. Je suis Richard… Ma mère est morte quand j’étais petit et mon père a quitté ce monde à la fin de l’été…
Les trois femmes se consultèrent du coin de l’œil.
Kahlan vit la colère briller dans les yeux de Richard. Il puisait la magie de l’épée sans avoir besoin de la dégainer. Un événement, estima-t-elle, qui ne tarderait pas à se produire. Un seul geste inconsidéré de ces femmes, et le Sourcier n’hésiterait pas.
— C’est impossible… dit la grande brune. Tu es… âgé…
— Pas autant que vous ! riposta Richard.
Les trois Sœurs de la Lumière s’empourprèrent. De la fureur passa dans le regard de leur porte-parole, mais elle se contrôla très vite.
— Nous ne voulions pas dire que tu es vieux… Simplement moins jeune que nous le pensions. Je suis la sœur Verna Sauventreen.
— Et moi, la sœur Grace Rendall, dit la femme aux cheveux longs.
— Et moi, la sœur Elizabeth Myric, annonça la troisième.
— Et toi, qui es-tu, mon enfant ? demanda Verna à Kahlan.
Était-ce l’influence de Richard ? Quoi qu’il en soit, Kahlan sentit aussi la moutarde lui monter au nez.
— Je ne suis pas votre « enfant », mais la Mère Inquisitrice, dit-elle.
En matière d’autorité, ces trois-là n’avaient aucune leçon à lui donner !
Ce fut presque imperceptible, mais les trois femmes tressaillirent avant d’incliner légèrement la tête.
— Veuillez nous excuser, Mère Inquisitrice.
La tension n’avait pas baissé pour autant. Kahlan s’avisa qu’elle avait les poings serrés et comprit qu’elle réagissait ainsi parce qu’on menaçait Richard. Il était temps, décida-t-elle, d’agir comme une Mère Inquisitrice.
— D’où venez-vous ? demanda-t-elle d’une voix glaciale.
— De… très loin d’ici…
— Dans les Contrées du Milieu, on salue la Mère Inquisitrice en s’agenouillant, lâcha Kahlan.
Elle ne s’était jamais vraiment souciée de faire respecter cette coutume… jusque-là.
Les trois femmes se redressèrent de toute leur hauteur, les sourcils froncés d’indignation.
Cela suffit pour que Richard dégaine son épée.
La note caractéristique retentit. Sans dire un mot, le Sourcier saisit la garde à deux mains, les muscles bandés. La magie de l’arme fit briller son regard. Un effet si effrayant que Kahlan se félicita de n’être pas la cause du courroux de son compagnon. Moins terrorisées qu’elles l’auraient dû, les trois femmes mirent néanmoins un genou en terre, la tête inclinée.
— Veuillez nous excuser, Mère Inquisitrice, répéta sœur Grâce. Vos coutumes ne nous sont pas familières, mais nous ne voulions pas vous offenser.
Toutes gardèrent la tête baissée. Kahlan attendit le temps requis… et y ajouta quelques secondes.
— Relevez-vous, mes enfants.
Les femmes obéirent et joignirent de nouveau les mains.
— Richard, dit Verna, nous ne sommes pas là pour te menacer, mais pour t’aider. Rengaine ton épée.
La dernière phrase ressemblait à un ordre. Pourtant, le jeune homme ne broncha pas.
— On m’a dit que vous veniez pour moi et que je ne devais pas fuir, je suis resté. Mais le Sourcier décide seul de rengainer ou non son arme.
— Le Sourcier… ? s’écria sœur Elizabeth. Tu es le Sourcier ?
De nouveau, les trois femmes se regardèrent.
— Dites ce que vous avez à dire, fit Richard. Sur-le-champ !
— Nous ne te voulons pas de mal, assura Grâce. Aurais-tu peur de trois femmes ?
— Une seule peut être effrayante… J’ai payé cher pour apprendre cette leçon. Aucun tabou stupide ne m’empêchera plus d’embrocher un corps féminin. Alors parlez, ou partez. C’est ma dernière offre.
— Nous voyons à quelle leçon tu fais allusion, dit Grâce, les yeux rivés sur l’Agiel pendu au cou du Sourcier. Richard, tu as besoin de notre aide. Nous sommes là parce que tu as le don.
— Mes Dames, on vous aura mal informées. Je n’ai pas le don et je n’en voudrais pas pour un empire ! (Richard rengaina enfin l’épée.) Désolé que vous ayez fait pour rien un si long voyage. (Il prit le bras de Kahlan.) Les Hommes d’Adobe n’aiment pas beaucoup les étrangers. Leurs flèches sont empoisonnées et ils n’hésitent pas à s’en servir. Je leur dirai de vous laisser partir en paix. Mais à votre place, je ne m’écarterais pas du chemin qu’ils vous indiqueront.
Tandis qu’il la tirait vers la porte, Kahlan sentit la colère de son compagnon, qui brillait toujours dans ses yeux. Mais elle capta aussi autre chose : ses maux de tête ! Il souffrait de nouveau…
— Les migraines te tueront, lâcha sœur Grâce.
Richard s’immobilisa, le souffle court et le regard vide.
— J’en ai depuis toujours. C’est une question d’habitude…
— Celles-là sont différentes, insista sœur Grâce. Nous le voyons dans tes yeux. Reconnaître les douleurs provoquées par le don est notre travail.
— Une guérisseuse s’occupe de moi. Elle m’a déjà beaucoup aidé et je suis sûr qu’elle me guérira.
— Impossible ! Nous seules le pouvons. Si tu refuses notre aide, ces maux de tête te tueront. Voilà pourquoi nous sommes venues…
— Inutile de vous inquiéter pour moi, dit Richard en tendant une main vers le loquet de la porte. Tout va bien et je ne suis pas affligé de votre foutu don ! Je vous souhaite un bon voyage, mes Dames…
— Richard, souffla Kahlan en attrapant au vol le poignet du Sourcier, tu devrais peut-être les écouter. Quel mal cela peut-il faire ? Si elles te fournissent un moyen de soulager tes migraines…
— Je n’ai pas le don, et j’entends rester aussi loin que possible de la magie ! Elle m’a toujours valu des problèmes et de la souffrance. Une dernière fois : je n’ai pas le don et ça me comble d’aise !
Il tendit de nouveau une main vers le loquet.
— Tu prétends que tes habitudes alimentaires n’ont pas changé en un éclair ? demanda Grâce. Disons… hum… depuis ces derniers jours ?
— Tout le monde aime varier les plaisirs…
— Quelqu’un t’a-t-il regardé dormir ?
— Pardon ?
— Si c’est le cas, cette personne aura vu que tu dors désormais les yeux ouverts.
Kahlan frissonna de la tête aux pieds. Toutes les pièces du puzzle se mettaient en place. Les sorciers avaient d’étranges manies alimentaires et ils dormaient parfois les yeux ouverts. Même ceux qui n’avaient pas le don… Quand ils le possédaient, comme Zedd, c’était beaucoup plus fréquent.
— Vous vous trompez, dit Richard, je ferme les yeux dans mon sommeil…
— Tu devrais vraiment les écouter, murmura Kahlan. Accorde-leur le temps qu’il faut…
— Je ne dors pas les yeux ouverts ! fit Richard, comme s’il implorait sa compagne de l’aider à fuir cet enfer.
— Si… Pendant que nous combattions Rahl, quand je montais la garde, je t’ai souvent regardé dormir. Depuis notre départ de D’Hara, tu ne fermes plus les yeux, comme Zedd !
— Que voulez-vous et comment entendez-vous m’aider ? demanda le Sourcier sans se retourner vers les trois femmes.
— Nous préférerions t’en parler en face, dit sœur Verna, comme si elle s’adressait à un enfant têtu. Montre-toi un peu poli !
Sûrement pas le genre de choses à dire quand Richard était dans cet état ! Furieux, il ouvrit la porte, sortit et la claqua derrière lui. Kahlan craignit que le battant s’arrache de ses gonds, mais il n’en fut rien. Elle regrettait d’avoir dû se faire l’avocate du diable. Richard voulait qu’elle soit de son côté et il n’était pas d’humeur à entendre la vérité. Cela ne lui ressemblait pas, mais il avait peur de quelque chose…
Kahlan se tourna vers les trois femmes.
Sœur Grâce décroisa ses mains et les laissa tomber le long de ses flancs.
— Ce n’est pas un jeu, Mère Inquisitrice. Si nous ne l’aidons pas, il mourra. Et il ne reste pas beaucoup de temps.
— Je vais lui parler, dit Kahlan, sa colère remplacée par une tristesse accablante. Attendez ici, je le ramènerai…
Richard s’était assis sur le sol, près du muret, à l’endroit où l’épée avait fendu la boue séchée, la nuit même, pendant le combat contre le grinceur. Les coudes sur les genoux, il se tenait la tête à deux mains. Quand Kahlan s’assit près de lui, il ne la regarda pas.
— Tu as très mal, n’est-ce pas ?
Le Sourcier acquiesça.
Kahlan arracha une touffe de mauvaise herbe et la fit distraitement tourner entre ses doigts.
Richard prit des feuilles dans la poche de sa chemise et les porta à sa bouche.
— De quoi as-tu peur ? demanda Kahlan en arrachant une petite fleur à la plante sauvage.
Le jeune homme mâcha un moment, puis releva la tête.
— Tu te souviens, juste avant l’attaque du grinceur ? J’ai dit l’avoir senti, et tu pensais que je l’avais peut-être seulement entendu ? (L’Inquisitrice hocha la tête.) Quand j’ai tué cet homme, pendant la compétition, je l’ai senti, comme le monstre. C’était pareil. Une impression de danger imminent. Sans savoir de quoi il s’agissait, mais avec une certitude absolue. Je devinais qu’un problème menaçait, sans pouvoir dire lequel.
— Quel rapport avec ces trois femmes ?
— Avant d’entrer dans la maison des esprits, j’ai eu la même sensation. Ne me demande pas ce que ça signifie, mais c’était identique. Ces femmes s’interposeront entre nous, j’en suis certain.
— Richard, comment le saurais-tu ? Elles disent vouloir t’aider…
— C’est comme le grinceur, puis le type qui voulait assassiner Chandalen… Ces femmes sont une menace pour moi, je le jurerais !
— Tu as aussi dit que les migraines te tueraient… Richard, je m’inquiète beaucoup…
— Moi, c’est la magie qui m’inquiète. Je la hais ! Surtout celle de l’épée. Je donnerais cher pour en être débarrassé. Tu ne peux pas imaginer ce que j’ai été contraint de faire. Le prix que je paie pour que la lame devienne blanche ! La magie de Darken Rahl a tué mon père, puis elle m’a volé mon frère. Beaucoup de gens en ont souffert. Oui, j’abomine la magie !
— J’ai aussi un pouvoir, lui rappela Kahlan.
— Et il a failli nous séparer à jamais !
— Failli, seulement… Tu as trouvé une solution. Mais sans ma magie, je ne t’aurais jamais rencontré. C’est la magie qui a rendu son pied à Adie et soulagé tant d’autres malheureux. Ton ami Zedd est un sorcier et il a le don. Trouves-tu que c’est mal ? Il a passé sa vie à aider les autres…
» Richard, tu as aussi un pouvoir. Et le don ! Tu viens de l’admettre en parlant du grinceur et de l’agresseur de Chandalen. Tu m’as sauvée, et l’Homme d’Adobe aussi te doit la vie.
— Je ne veux pas de la magie !
— On dirait que tu penses au problème, pas à la solution. Pourtant, n’est-ce pas ta devise : se concentrer sur la solution, pas sur le problème ?
— C’est à ça que ressemblera notre vie commune ? lâcha Richard, exaspéré. Jusqu’à la fin de mes jours, chaque fois que je serai idiot, tu me le diras ?
— Tu voudrais que je te laisse t’aveugler ?
— Je suppose que non… Ma tête me fait si mal que je suis incapable de penser.
— Alors, essaie d’arranger ça. Retourne dans la maison des esprits et écoute ces femmes. Elles affirment vouloir t’aider.
— Darken Rahl prétendait la même chose !
— Peut-être, mais fuir n’est pas la solution. Devant lui, tu n’as jamais tourné les talons.
Richard réfléchit puis hocha la tête.
— Je les écouterai…
Les trois femmes n’avaient pas bougé. Elles parurent satisfaites que Kahlan leur ramène le Sourcier.
— Nous allons écouter – j’ai bien dit : écouter – ce que vous avez à dire sur mes migraines.
— Mère Inquisitrice, déclara Grace, merci de nous avoir aidées, mais nous devons à présent rester seules avec Richard.
La fureur du Sourcier revint au galop. Il réussit pourtant à parler d’une voix égale.
— Kahlan et moi allons nous marier. (Les trois femmes se regardèrent de nouveau, l’air franchement inquiet.) Ce que vous avez à dire la concerne aussi. Si elle s’en va, je partirai. À vous de choisir.
— Qu’il en soit ainsi, capitula Grâce après avoir consulté ses compagnes du regard.
— Sachez aussi que je déteste la magie et que je ne suis pas convaincu d’avoir le don. Si je l’ai, ça me déplaît et je ferai tout pour m’en débarrasser.
— Nous ne sommes pas là pour satisfaire tes caprices, mais pour te sauver la vie. Tu dois apprendre à contrôler ton don. Sinon, il te tuera.
— Je comprends… C’était la même chose avec l’Épée de Vérité.
— Voilà ta première leçon, dit sœur Verna. Comme la Mère Inquisitrice, nous devons être traitées avec respect. Pour devenir des Sœurs de la Lumière, nous avons travaillé dur, et nous méritons une certaine déférence. Je suis sœur Verna, et mes compagnes se nomment sœurs Grâce et Elizabeth.
Richard les regarda sans trop d’aménité, puis finit par incliner la tête.
— Comme vous voudrez, sœur Verna. Puisqu’on en parle, qui sont les Sœurs de la Lumière ?
— Les femmes qui forment les sorciers nés avec le don.
— Et d’où venez-vous ?
— Nous vivons et travaillons au Palais des Prophètes.
— Sœur Verna, intervint Kahlan, je n’ai jamais entendu parler de cet endroit. Où est-il ?
— Dans la cité de Tanimura.
— Je connais toutes les villes des Contrées, mais pas celle-là.
— Pourtant, c’est bien de là que nous venons.
— Pourquoi avez-vous été surprises par mon âge ? demanda Richard.
— Parce qu’il est très rare, répondit Grâce, que nous ne remarquions pas un détenteur du don dès sa jeunesse.
— À quel âge ?
— Au plus tard, quand il a le tiers du tien.
— Et pourquoi ne m’avez-vous pas repéré ?
— À l’évidence, parce qu’on ta dissimulé à nos yeux.
Richard, constata Kahlan, s’était glissé dans sa peau de Sourcier. Il voulait des réponses avant de s’engager, aussi peu que ce fût.
— Avez-vous formé Zedd ?
— Qui ?
— Zeddicus Zul Zorander, sorcier du Premier Ordre.
— Nous ne connaissons pas cet homme.
— Sœur Verna, j’avais cru comprendre que votre travail consistait à identifier ceux qui ont le don.
— Et toi, tu connais ce sorcier ?
— Oui. Pourquoi ignorez-vous jusqu’à son nom ?
— Est-il vieux ? (Richard fit oui de la tête.) Alors, c’était peut-être avant notre époque…
— Peut-être… (Un poing sur la hanche, Richard leur tourna le dos et fit quelques pas nonchalants.) Et comment avez-vous appris, pour moi ?
— Notre travail est de tout savoir sur ceux qui ont le don. Bien qu’on t’ait soustrait à nos regards, quand il s’est éveillé en toi, nous l’avons su…
— Et si je refuse de devenir un sorcier ?
— C’est ton affaire ! Notre mission est de t’apprendre à contrôler la magie – afin que tu vives. Après, à toi de voir !
Richard se retourna et approcha de Verna.
— Comment savez-vous que j’ai le don ?
— Les Sœurs de la Lumière sont faites pour ça…
— Vous pensiez trouver un enfant encore dépendant de ses parents, vous ignoriez que j’étais le Sourcier, et vous n’avez jamais entendu parler de Zedd. Pour des femmes « faites pour ça », vous n’êtes pas très douées. Et si vous vous trompiez aussi au sujet de mon don ? Sœur Verna, vos erreurs ne m’inspirent pas confiance. Peut-on en commettre autant et prétendre au respect des autres ?
Les trois femmes virèrent à l’écarlate.
— Richard, dit Verna, faisant un effort visible pour contrôler sa voix, notre mission – notre vocation – est d’aider ceux qui ont le don. Nous y consacrons nos vies. Mais nous venons de très loin, et la précision de nos informations a souffert de cette distance. De plus, nous n’avons pas toutes les réponses. Les choses dont tu parles sont sans importance. L’essentiel, c’est que tu as le don. Et si tu refuses notre aide, tu mourras.
» Nous intervenons en général quand notre « sujet » est jeune, et ce n’est pas par hasard. Vois les difficultés que nous avons en ce moment ! Quand nous pouvons parler d’abord aux parents, il est plus simple de déterminer ce qui sera le mieux pour leur enfant. Un père et une mère s’inquiètent du bien-être et de l’avenir de leur fils. Un jeune homme comme toi est insouciant. Te former sera plus difficile. Un esprit jeune pose moins de problèmes…
— Parce qu’il est malléable à loisir, sœur Verna ? (La femme ne répondit pas.) Comment savez-vous que j’ai le don ?
— Quand un être naît avec le don, répondit Grâce, le pouvoir est d’abord latent et inoffensif. Nous nous efforçons de repérer ces garçons dès leur plus jeune âge, et nous avons de nombreux moyens d’y parvenir. Il arrive qu’un « sujet » active précocement le don. Alors, la croissance et l’évolution du pouvoir sont en danger. Et l’individu aussi. Cela dit, nous ignorons comment tu as échappé à notre vigilance.
» Une fois éveillé, le pouvoir évolue, et il est impossible de l’arrêter. Faute de le contrôler, tu mourras. Voilà ce qui t’arrive, et il est très rare que ça se produise ainsi. Pour être honnête, aucune de nous n’a l’expérience de cette situation, même si elle s’est déjà présentée dans un lointain passé. Au Palais des Prophètes nous consulterons les archives qui traitent de ces cas. Mais l’essentiel demeure : tu as le don, il est activé, et ton évolution a commencé.
» C’est la première fois que nous formerons quelqu’un d’aussi vieux. Je redoute déjà le remue-ménage que cela provoquera au palais. Recevoir notre enseignement exige une grande discipline. Les gens de ton âge y sont souvent rétifs…
— Sœur Grâce, dit Richard, la voix calme mais le regard dur, je pose la question une dernière fois : comment savez-vous que j’ai le don ?
— Dis-le-lui, souffla Grâce en se tournant vers Verna.
L’air accablé, la sœur tira un petit livre noir de sa ceinture et le feuilleta.
— Ceux qui sont nés avec le don l’utilisent tout au long de leur vie, même quand il n’est pas encore éveillé. As-tu remarqué que tu pouvais réussir des choses qui restaient hors de portée des autres ? Oui, bien sûr… Le don est en général activé par l’utilisation de la magie. Et le phénomène est irréversible. Voilà ce que tu as fait.
Elle continua à tourner les pages.
— C’est ici… Il faut réaliser trois choses, dans l’ordre, pour éveiller le don. La nature précise de ces actes nous échappe, mais nous en comprenons les principes généraux. Primo, on doit utiliser le don pour sauver quelqu’un. Secundo, s’en servir pour se sauver soi-même. Tertio, le mobiliser pour tuer quelqu’un qui le possède aussi. Tu as fait les trois. Vu l’exploit que ça représente, tu comprendras pourquoi ça ne se produit pas souvent. Et pourquoi nous n’en avons jamais été témoins.
— Qu’y a-t-il d’écrit sur moi dans votre livre ?
Verna consulta de nouveau l’ouvrage, puis releva les yeux pour s’assurer que Richard l’écoutait attentivement.
— Tu as d’abord utilisé le don pour secourir quelqu’un qui était entraîné dans le royaume des morts. Pas physiquement, mais en esprit. Tu as arraché cette femme au mal. Sans toi, elle aurait été perdue. Tu vois de quoi je veux parler ?
Kahlan regarda Richard. Tous les deux le voyaient très bien.
— Dans le pin-compagnon, dit l’Inquisitrice, la nuit de notre rencontre… Richard, tu m’as empêchée de sombrer dans le royaume des morts.
— Oui, sœur Verna, souffla le Sourcier, je vois de quoi vous voulez parler.
— À présent, fit Verna, baissant de nouveau les yeux sur le livre, voyons la deuxième étape… se sauver soi-même… un instant… Ah, j’y suis ! Tu as compartimenté ton esprit. Ça te dit quelque chose ?
— Oui, souffla piteusement Richard.
Cette fois, Kahlan ne comprit pas de quoi il était question.
— Enfin, tu as utilisé le don pour tuer un sorcier nommé Darken Rahl.
— Comment savez-vous tout ça ?
— Pour réussir ces exploits, tu as recouru à une magie spécifique, qui a laissé une essence à cause de ce que tu es et de ton absence de formation. Si tu avais été entraîné, il n’y aurait pas eu de trace et nous n’aurions rien su. Chez nous, au Palais des Prophètes, certaines personnes captent ce genre de choses…
— Vous m’avez espionné, sans aucun respect pour mon intimité ! Et en ce qui concerne votre troisième point, je n’ai pas vraiment tué Darken Rahl.
— Je comprends ton indignation, dit sœur Grâce, mais nous avons agi pour ton bien. Et polémiquer à l’infini sur les trois déclencheurs ne servira à rien. Tu as accompli ces actes, et te voilà en train de devenir un sorcier. Tu peux refuser d’y croire, ou accepter ton destin, cela ne changera rien aux faits. Nous n’avons pas placé ce fardeau sur tes épaules. Et nous voulons t’aider à le porter.
— Mais…
— Il n’y a pas de « mais » ! Quand la magie est éveillée, trois changements au moins se produisent. D’abord, le sujet développe des manies alimentaires. Il cesse de consommer des choses qu’il aimait et dévore celles qui lui déplaisaient. Nous avons étudié ce phénomène, sans parvenir à des conclusions, sinon qu’il a un lien avec l’éveil du don.
» Ensuite, le sujet commence à dormir, pas toujours, mais souvent, avec les yeux ouverts. Tous les sorciers le font, même ceux qui ont seulement la vocation. Cela a un rapport avec l’apprentissage de la magie – ou son éveil, quand on a le don.
» Enfin, il y a les migraines. Elles sont mortelles si on n’apprend pas à contrôler le pouvoir.
— Quel délai ? Combien de temps me reste-t-il si je refuse votre aide ?
— Richard… murmura Kahlan, une main sur le bras du jeune homme.
— Combien de temps !
— Selon nos archives, déclara Elizabeth, un sujet a survécu quelques années… Un autre est mort en quelques mois. Le sursis dépend de la force du pouvoir. Plus il est puissant, plus les douleurs sont fortes. Et plus le pronostic est sombre. Dans moins d’un mois, tes migraines seront assez violentes pour te rendre inconscient.
— C’est déjà arrivé, révéla Richard.
Les trois sœurs écarquillèrent les yeux.
— Nous avons commencé à te chercher avant que tu fasses ces trois choses, dit Verna. Depuis notre départ du palais, tu as accompli les trois. Ce livre est magique. Quand on écrit un message dans son jumeau, au palais, il apparaît dedans. C’est comme ça que nous avons été informées. Quand as-tu tué Darken Rahl ?
— Il y a trois jours… Et j’ai perdu conscience dès la deuxième nuit.
— La deuxième !
Une nouvelle fois, les trois femmes échangèrent un coup d’œil lourd de signification.
— Arrêtez de faire ça ! explosa Richard. Pourquoi ces regards entendus ?
— Parce que tu es une personne comme on en rencontre rarement, Richard, répondit Verna. De bien des façons… Nous n’avons jamais découvert autant de choses surprenantes chez un seul individu.
— Vous avez raison, dit Kahlan en passant un bras autour de la taille du Sourcier, c’est un homme exceptionnel. Et celui que j’aime. Que pouvez-vous faire pour lui ?
Avec son « sang chaud », Richard risquait de dissuader les trois femmes de l’aider. Et il ne fallait pas que ça arrive !
— Il devra obéir à une série de règles. Nous le devons tous, car elles sont incontournables. Rien n’est négociable. Il faut qu’il s’en remette à nous et qu’il nous accompagne au Palais des Prophètes. Seul, précisa Grâce, le regard mélancolique.
— Combien de temps ? lâcha Richard.
— Cela dépend de toi. Si tu apprends bien, ça ira vite. Sinon…
— Pourrai-je venir le voir ? demanda Kahlan, le cœur serré.
— Non, répondit Grâce. C’est impossible. Et il y a plus. (Elle regarda brièvement l’Agiel, puis sortit de sous son manteau un anneau de métal large comme la main. Bien qu’il parût d’une seule pièce, il s’ouvrit en deux quand Grâce le manipula.) Tu devras porter ce collier. On l’appelle le Rada’Han.
Richard blêmit et porta une main à sa gorge.
— Pourquoi ? gémit-il.
— Les règles s’appliquent et les questions n’ont plus cours. (Verna et Elizabeth se campèrent derrière Grâce, les mains le long du corps, alors qu’elle brandissait le collier.) Ce n’est pas un jeu, Richard. À partir de maintenant, seules les règles comptent. Écoute bien ce que je vais te dire…
» Tu auras trois chances d’accepter le Rada’Han, trois occasions de recevoir notre aide – une par Sœur de la Lumière. Il y a trois raisons de porter le collier, et chaque sœur t’en révélera une. Tu pourras accepter ou refuser, mais après trois réponses négatives, ce sera terminé, et nous ne t’aiderons pas. J’espère que ça ne se produira pas, car tu seras condamné à mort par le don.
— Pourquoi dois-je porter un collier ? gémit Richard, les mains toujours autour de sa gorge.
— Pas de discussion ! cria Grâce. Écoute-nous, c’est tout. Tu devras mettre toi-même en place le Rada’Han, de ta propre volonté. Après, tu ne pourras plus l’enlever. Seules les sœurs en ont le pouvoir, et c’est nous qui déciderons quand l’heure sera venue.
Le regard rivé sur le collier, Richard respirait laborieusement. Dans ses yeux, Kahlan vit une terreur qui lui glaça les sangs.
— Écoute la première raison, Richard, dit Grâce. Car je suis celle qui te l’exposera…
» Moi, la Sœur de la Lumière Grâce Rendall, je te donne une chance d’être aidé. La première raison d’accepter le Rada’Han est de garder les migraines sous contrôle et d’ouvrir ton esprit à l’enseignement qui te permettra d’utiliser le don.
» Tu peux accepter ou refuser. Je te conseille la première solution, car la deuxième raison sera plus difficile à admettre, et la troisième davantage encore. Je t’en prie, Richard, dis oui maintenant. Ta vie en dépend.
Grâce se tut et attendit. Le regard fou de Richard se posa de nouveau sur le collier d’argent. Kahlan ne l’avait jamais vu aussi près de sombrer dans la panique.
— Je ne porterai plus jamais de collier, croassa-t-il. Pour personne et pour aucune raison. Jamais !
— Tu refuses le Rada’Han ? demanda Grâce, l’air sincèrement étonné.
— Oui.
Soudain blanche comme un linge, Grâce se tourna vers ses deux compagnes.
— Pardonnez-moi, mes sœurs, car j’ai échoué. (Elle tendit le Rada’Han à Elizabeth.) Tout dépend de toi, à présent.
— La Lumière te pardonne, souffla Elizabeth avant d’embrasser Grâce sur les deux joues.
— La Lumière te pardonne, répéta Verna avant d’embrasser aussi sa compagne.
Grâce se tourna de nouveau vers Richard.
— Puisse la Lumière te tenir pour l’éternité entre ses mains bienveillantes, dit-elle. Et fasse le Ciel que tu trouves un jour le bon chemin…
Son regard plongeant dans celui du jeune homme, Grâce leva une main et fit un brusque mouvement du poignet. Un couteau sortit de sa manche. De la garde argentée ne dépassait pas une lame, mais une tige cylindrique pointue.
Richard recula d’un bond et dégaina son épée. La note métallique déchira le silence.
Grâce fit adroitement tourner l’arme dans sa main et orienta la pointe vers sa propre poitrine. Puis elle se la plongea dans le cœur.
Un éclair aveuglant sembla jaillir de ses yeux avant qu’elle s’écroule, raide morte.
Richard et Kahlan reculèrent, horrifiés. Verna se pencha, retira larme de la poitrine de Grâce et la glissa sous son manteau.
— Nous t’avions dit que ce n’était pas un jeu, fit-elle en se relevant. À présent, tu dois enterrer Grâce toi-même. Si tu laisses quelqu’un d’autre le faire, tu auras jusqu’à la fin de tes jours des cauchemars provoqués par la magie. Rien ne pourra t’en débarrasser. Alors, charge-toi de lui offrir une sépulture. (Les deux femmes relevèrent leur capuche.) Tu as refusé la première des trois chances. Nous reviendrons…
Elles approchèrent de la porte et sortirent.
La pointe de l’Épée de Vérité retomba lentement vers le sol. Des larmes dans les yeux, Richard baissa son regard sur le cadavre.
— Je ne porterai plus jamais de collier, murmura-t-il. Pour personne !
Avec une raideur inquiétante, il sortit de son sac une petite tête de pelle et un manche, et les glissa dans sa ceinture. Puis il fit rouler Grâce sur le dos, lui croisa les mains et la souleva de terre. Un bras glissa du ventre de la femme et pendit dans le vide. Sa tête se renversa, les yeux morts fixant le plafond. Sur son chemisier, une rose de sang s’épanouissait lentement.
— Je vais l’enterrer, dit Richard. Et j’aimerais être seul.
Kahlan acquiesça et le regarda ouvrir la porte d’un coup d’épaule. Dès quelle se fut refermée, l’Inquisitrice se laissa tomber sur le sol et éclata en sanglots.